Ne vous fiez pas à cette couverture jaune fluo, ce roman est le deuxième d'Elizabeth Gaskell et fut d'abord publié sous forme de feuilleton dans le magazine Household Words publié par Charles Dickens (excusez du peu !). 

Habituellement, je ne fais pas particulièrement attention à l'incipit quand j'entame une lecture, mais pour une fois les premiers mots m'ont marquée :

Disons, pour commencer, que Cranford est aux mains des Amazones...

D'emblée j'ai plongé dans l'atmosphère de ce petit village d'Angleterre occupé (presque) que par des femmes vivant au rythme d'une routine bien installée. Mais au bout de quelques pages, j'ai ressenti une sorte de lassitude, j'avais quitté Cranford et ses salons et ne parvenais plus à y retourner. J'ai donc laissé reposer ce roman quelques jours avant de le reprendre. Cette fois, c'était pour de bon, et j'ai pris énormément de plaisir à lire ce roman délicieux

Cranford n'est pas un roman à proprement parler, il n'a pas d'intrigue principale, de fil conducteur. Il est construit comme un ensemble de tableaux successifs liés entre eux mais pouvant s'apprécier indépendamment les uns des autres. L'histoire nous est contée par Mary Smith (dont l'identité n'a pas d’intérêt particulier, c'est simplement pour la nommer), une jeune femme qui passe régulièrement des séjours de plusieurs semaines dans la bourgade de Cranford auprès de ses amies vieilles filles, Matty et Deborah Jenkyns. La narratrice détaille le quotidien de ce village, ses habitantes, leurs habitudes, leurs moeurs, les relations plus ou moins amicales, les convictions, les manies, tous ces petits riens qui font le sel de la vie à Cranford. Dans le fond il ne se passe justement rien d'extraordinaire dans ce village, et lorsque le lecteur referme le roman il laisse derrière lui les personnages quasiment inchangés. Or c'est précisément la force de l'écriture de Madame Gaskell, celle de rendre captivant le moindre détail, les choses de la vie qui sous une autre plume pourraient paraître ennuyeuses. Plus que cela, l'auteur pose son regard mordant sur cette société conventionnelle où les dames sont prisonnières de l'étiquette. Le résultat est un roman admirablement écrit, fascinant et ironique par bien des aspects. Exquis.

Si vous voulez voyager dans le passé et aller prendre le thé en compagnie de ces dames, lisez Cranford, vous ne serez pas déçus ! Dans un tout autre registre que Femmes et filles, Elizabeth Gaskell a su m'enchanter une nouvelle fois.

" Votre seigneurie s'est-elle rendue à la cour, dernièrement ? " demanda-t-elle. Et aussitôt, elle adressa un petit coup d'oeil à la ronde, moitié penaud, moitié triomphant, comme pour dire : " Voyez de quelle manière judicieuse j'ai choisi un sujet qui convient au rang de notre visiteuse ! "
" Je n'y ai jamais mis les pieds de toute ma vie ", déclara Lady Glenmire avec un fort accent écossais, mais d'une voix très mélodieuse. 

A l'évidence, le sucre était l'économie favorite de Mrs Jamieson. Je gagerais volontiers que la pince à sucre en filigrane, qui ressemblait plutôt à une paire de ciseaux à broder, n'aurait jamais pu s'écarter suffisamment pour saisir un de nos honnêtes et vulgaires morceaux de taille ordinaire ; d'ailleurs, lorsque j'essayai de prendre d'un coup deux des petits morceaux miniatures, afin qu'on ne me vît pas plonger de trop nombreuses fois dans le sucrier, elle en lâcha un d’office, avec un petit claquement sec et une malveillance délibérée.

" Je ne cherche pas à nier que les hommes peuvent être un vrai fardeau dans une maison. Je n'en juge pas d'après ma propre expérience, car mon père était le soin incarné et il s'essuyait les pieds sur le paillasson avec autant de méticulosité qu'une femme ; mais il n'empêche qu'un homme possède une espèce de savoir de ce qu'il convient de faire face aux difficultés et il est fort agréable d'en avoir un sous la main sur lequel s'appuyer. "


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Elles l'ont lu : Karine, Yueyin

Titre original : Cranford
Traduit de l'anglais par Béatrice Vierne
L'Herne, 271 pages, 2009 pour la présente édition, 1851 pour la version originale