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coupdecoeur.pngCoup de coeur, coup de poing, ce livre m'a coupée du monde pendant deux jours et j'ai eu bien du mal à m'en défaire. Marilyne me l'avait conseillé, Cécile a commencé à le lire et j'ai eu envie de la rejoindre. 
Dès le premier chapitre, j'ai compris qu'il me serait difficile de lâcher ce livre, difficile aussi de revenir à la réalité, de m'extraire de ces pages si belles et pesantes à la fois. A l'heure où j'écris ces lignes, je suis encore en pensée avec Nina et les siens et j'éprouve la plus grande difficulté à exprimer ce que j'ai ressenti lors de cette lecture. 

Lina est lituanienne, elle a seize ans et est très douée pour le dessin. Cette admiratrice de Munch va bientôt intégrer une école d'art. Une nuit de juin 1941, le rêve s'effondre, Nina est arrachée à son foyer avec sa mère et son jeune frère Jonas puis déportée vers la Sibérie par des membres du NKVD (police politique de l'URSS à l'époque). 

Précision préalable, Ce qu'ils n'ont pas pu nous prendre est une fiction MAIS avec une réalité historique. Ruta Sepetys elle-même fille d'un réfugié lituanien, s'est rendue à plusieurs reprises en Lituanie où elle a pu recueillir de nombreux témoignages auprès de familles de rescapés du goulag, d'historiens et aussi de psychologues. Son roman est donc parsemé d'anecdotes et de scènes bien réelles. 

Je n'avais encore jamais lu - me semble-t-il - d'ouvrage sur la seconde guerre mondiale et ce qui m'a avant toute chose marquée dans cette lecture, c'est la visualisation immédiate et concrète de ce que ces milliers de déportés ont vécu. Ce roman a eu davantage d'effet je crois, me concernant, que les reportages télévisés que j'ai pu voir ou les cours d'Histoire auxquels j'ai assistés. D'emblée, on est confronté au quotidien de ces hommes et femmes qui furent déportés à l'autre bout du monde, loin de leur patrie et des leurs. Il est difficile, voire impossible d'imaginer le niveau d'horreur atteint durant ce long voyage et lors des haltes plus ou moins longues dans les camps de travail. 

La nuit vint. Il faisait très sombre dans notre boîte de bois. Selon Mère, nous aurions dû être reconnaissants au NKVD de laisser la portière ouverte. Il n'était pas question pour moi de leur être reconnaissante de quoi que ce fût. Toutes les cinq minutes, j'entendais leurs bottes marteler le quai. Je ne pouvais trouver le sommeil. je me demandai si la lune était apparue dans le ciel et à quoi elle ressemblait. Un jour, Papa m'avait dit que, d'après les conjectures des savants, la Terre vue de la Lune paraissait bleue. Ce soir-là, je le croyais, je voulais bien le croire. Je l'aurais volontiers représentée ainsi : bleue et pleine de larmes. Où Papa pouvait-il bien être ? Je fermai les paupières.

Jonas s'étira. Il avait l'air d'un mendiant des rues d'aspect presque sordide. Ses cheveux d'or, que j'avais toujours vus soigneusement peignés, n'étaient plus que touffes emmêlées lui collant au crâne, et il avait les lèvres sèches et gercées. Quand il me regarda à son tour, ce fut avec des yeux écarquillés. Je ne pus qu'imaginer l'état lamentable dans lequel je devais être. Nous nous assîmes dans l'herbe, ce qui nous parut divin, aussi divin qu'un lit de plume, en comparaison du plancher du wagon de marchandises. Toutefois, le mouvement saccadé  du train, son halètement, restait comme inscrit à l'intérieur de mon corps ; il me faudrait beaucoup de temps avant de pouvoir m'en débarrasser.

Comment ces gens souffrant de malnutrition, de maladie, battus pour certains, et considérés comme moins que rien, sont parvenus à conserver une dernière once de dignité et surtout à survivre, cela reste un mystère. Ce qui est une évidence, et Ce qu'ils n'ont pas pu nous prendre en est l'illustration parfaite, c'est que l'espoir ferait soulever des montagnes, et c'est ce qui a sauvé des vies. Comment trouver en soi la force de vouloir rester en vie malgré tout, comment se raccrocher à de menus bonheurs fugaces mais essentiels, comment repousser toujours plus loin les limites physiques et psychiques, c'est tout cela qui nous est conté dans ce roman. 

- Elena, pouvez-vous me passer le talc, s'il vous plaît ? dit Mme Rimas tout en s'essuyant le derrière avec une feuille d'arbre.
Le spectacle que nous offrions ainsi était si ridicule que nous éclatâmes de rire. On riait vraiment. Mère riait même si fort que ses boucles s'échappèrent du mouchoir qu'elle avait noué autour de ses cheveux.
- Notre sens de l'humour, déclara Mère dont les yeux étaient mouillés de larmes. Ils ne peuvent pas nous le prendre, n'est-ce pas ?

La personnage de Nina a certainement existé dans la réalité. Il y a eu dans l'Histoire des personnalités fortes, des gens qui ont bâti leur lutte pour la vie sur leurs souvenirs, leur appartenance à une culture, leur amour pour les leurs. Pour autant, les bons sentiments ne suffisent pas toujours... Parfois, il a probablement fallu puiser aussi dans la haine de l'autre, dans l'esprit de vengeance qui s'exprime en premier par une rage de vivre inébranlable. Comment ne pas ressentir cette aversion vis-à-vis de ceux qui traitaient leurs pairs comme quantité négligeable, allant jusqu'à oublier leur humanité ?

Je regardais Andrius. La commissure de ses lèvres ainsi que ses dents étaient maculées de sang séché ; sa mâchoire était enflée. Je les haïssais, oui, je haïssais le NKVD et les Soviétiques. Ce jour-là, je plantai une semence de haine dans mon coeur, jurant qu'elle deviendrait un arbre gigantesque dont les racines les étrangleraient tous.

Je ne sais pas comment vous exprimer à quel point ce roman m'a touchée, bouleversée, fait réfléchir. Sans pathos, sans trop romancer la réalité, avec des mots simples, Ruta Sepetys nous offre un témoignage étonnant de justesse. On a beau savoir ce qui s'est passé durant la seconde guerre mondiale, on ne réalise jamais totalement comment c'était, vraiment. On ne réalise pas qu'aujourd'hui il est naturel pour nous de manger à notre faim, de dormir dans un vrai lit, d'être auprès de ceux que l'on aime. D'être libres. Ce devrait être la normalité, mais ça n'a pas toujours été le cas et ça n'est l'est pas encore partout sur le globe en 2013. N'oublions pas.
Une lecture éprouvante mais nécessaire. 

Lecture commune avec Cécile
Les avis de MarilyneTheomaClaraLaelOri, Bouma

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Ruta Sepetys et son roman en VO (Between shades of gray)

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Le site de Ruta Sepetys
Une rencontre avec Ruta Sepetys par Gallimard Jeunesse

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Titre original : Between shades of gray
Traduit de l'américain par Bee Formentelli
Gallimard jeunesse (Scripto), 423 pages, 2011 pour l'édition française et 2011 pour l'édition originale