Au moment où je m'apprête à rédiger ce billet, je reprends en main ce volumineux ouvrage et je réalise qu'il est truffé de post-it qui ont jalonné ma lecture. J'en dénombre pas moins de onze pour une lecture de moins de deux cents pages, ce qui, je crois, est un signe. Signe que ce texte m'a interpellée, signe aussi de sa qualité.

Je n'ai jamais aimé l'histoire telle qu'elle m'a été enseignée au lycée. Si j'avais eu un professeur possédant ne serait-ce que le quart du talent de Zweig, j'aurais été beaucoup plus attentive en cours... Je ne connaissais la prose de cet auteur qu'à travers ses nouvelles, je le découvre à présent dans le cadre d'une biographie, et le charme a opéré de la même manière que pour ses récits de fiction. Il est capable de porter des faits historiques avec une langue tellement simple et vivante qu'on croirait lire un roman d'aventure. Charmée, je l'ai été. Par la forme d'abord. C'est un délice que de prendre une leçon d'histoire de cette manière. Par le fond aussi.

Mais revenons à la genèse de cet ouvrage. Ce livre est " né d'un sentiment peu courant, mais très énergique, la honte ". Zweig se rend au Brésil à bord d'un paquebot. Durant cette traversée de l'océan Atlantique, l'écrivain s'impatiente de la longueur du trajet et culpabilise dans le même temps de ce sentiment qu'il éprouve en songeant aux conditions de vie des hommes qui prenaient la mer aux siècles précédents. Dans la bibliothèque présente à bord, il consulte des ouvrages relatant les premiers longs voyages en mer. Celui de Magellan lui fait grande impression, et de retour en Europe, il se met en quête d'autres livres sur le sujet.  Il ne rencontre que frustration : " Et comme cela m'est déjà arrivé plusieurs fois je compris que le meilleur moyen de m'expliquer à moi-même quelque chose  qui me paraissait inexplicable était de le décrire et de l'expliquer à d'autres. " Ainsi naît le texte Magellan. Je ne sais pas si Zweig y a vu plus clair après avoir écrit ce livre, mais pour la lectrice que je suis, la démonstration a été magistrale, un texte instructif et passionnant.

Après un retour sur l'origine des premiers voyages maritimes, à  savoir la course aux épices, il dresse le portrait de cet homme dont le nom ne m'évoquait jusqu'à présent que celui d'un détroit : " ce petit homme effacé et taciturne ne possédait à aucun degré l'art de se faire aimer des grands ni de ses inférieurs ". Un homme, qui, au moment d'entreprendre le voyage qui le rendra célèbre, est rompu aux techniques que doit maîtriser un navigateur digne de ce nom. " Dix années d'expérience l'ont formé à toutes les techniques militaires, il s'entend à manier l'épée et l'arquebuse, la boussole et le gouvernail, à larguer la voile et à tirer le canon. Il sait lire et tracer un portulan, jeter la sonde aussi bien qu'un vieux pilote et se servir des instruments de bord avec autant de précision qu'un " maître de l'astrologie ". " Il a parcouru les différentes mers du globe, essuyé tempêtes et combats et découvert d'autres cultures.

A présent il a un rêve, celui de rallier les îles aux épices depuis le Portugal en naviguant d'est en ouest et tenter de découvrir un passage entre l'Atlantique et le Pacifique. Ce projet ne séduit pas son monarque qui se détourne de lui, et Magellan va alors se tourner vers le roi d'Espagne qui lui apporte son soutien. " En l'espace de quelques semaines le sans-patrie qu'il était, l'homme méprisé, sans situation est devenu capitaine-général d'une flotte de cinq navires, chevalier de l'ordre de Santiago, futur gouverneur de toutes les îles et terres qu'il découvrira, maître absolu d'une Armada et avant tout maître, pour la première fois, de son destin. " Le rêve du navigateur portugais prend enfin forme, mais les préparatifs sont longs. Il faut penser à tout, ne négliger aucun détail dont l'oubli pourrait se révéler fatal en mer, et prévoir de quoi subsister durant plusieurs mois, voire plusieurs années, pour 265 hommes. " L'alpha et l'oméga de toute nourriture, c'est le biscuit du marin : Magellan en a fait embarquer 21 380 livres [...] selon toute prévision, cette quantité devrait suffire pour deux ans. " Il faut également penser aux navires et à leur équipement, car " les navires sont eux aussi des êtres vivants, qui, à chaque voyage par-delà les mers, usent une partie de leur force de résistance ".
Enfin, l'heure du grand départ a sonné, Magellan lève l'ancre et laisse femme et enfant derrière lui. Quand il entame son voyage à bord de la Trinidad, il ne sait pas ce qui l'attend. Ce seront presque trois années de lutte et de recherches, ponctuées par les mutineries, la famine et les tempêtes. Magellan est un dur à cuir qui obéit à un certain code d'honneur, " une nature rude qui fait régner une discipline de fer dans sa flotte ". Cette traversée interminable va finalement aboutir à la découverte du fameux détroit plus tard baptisé du nom du navigateur.
La dernière étape du voyage doit permettre de rejoindre l'archipel des Moluques en Indonésie, mais ce sera sans Magellan qui mourra avant d'atteindre les îles tant espérées.
Partie de Séville trois ans auparavant, l'expédition de Magellan rejoindra son port d'attache amoindrie mais victorieuse. Ce seront 18 hommes épuisés à bord d'un navire disloqué qui boucleront de tour du monde " à l'envers ".
La découverte du détroit de Magellan est l'aboutissement d'une vie et d'un rêve mais elle ne sera pas reconnue à la hauteur des sacrifices humains qu'elle a engendrés. La percée du canal de Panama achèvera de l'enterrer. Pourtant, ce tour du monde restera une des prouesses de l'histoire de la navigation. Et Zweig de conclure : " Mais ce n'est jamais l'utilité d'une action qui en fait la valeur morale. Seul enrichit l'humanité, d'une façon durable, celui qui en accroît les connaissances et en renforce la conscience créatrice. "

Un récit admirablement écrit et construit qui fait voyager (dans le temps et dans l'espace) par procuration.  Zweig a su restituer l'essence même de la vie du célèbre navigateur, c'est tout simplement fascinant.



Grasset (collection Bibliothèque Grasset) - 1242 pages