Il y a des visages qu'on n'oublie pas, des personnes qui marquent.
C'était en 1993. Je regardais à la télévision l'émission La marche du siècle, animée par Jean-Marie Cavada. Ce soir-là, le thème de l'émission était le SIDA.
Sur le plateau, il y avait cet homme. Jeune, beau, tellement charismatique. Un homme contaminé par cette saloperie de virus. Il y avait de l'intelligence dans sa voix, dans ses paroles. Il y avait une soif de vivre, une intensité dans le regard.

Il s'appelait Pascal de Duve.

Je n'avais que 17 ans à l'époque, mais j'avais été bouleversée de l'entendre, et le lendemain j'étais allée m'acheter Cargo Vie, le livre qu'il venait d'écrire. Je l'avais lu d'une traite. Quelques temps après, il est mort ; il venait d'avoir 29 ans.
Pendant toutes ces années, j'ai gardé son livre en mémoire et il a voyagé avec moi de déménagement en déménagement.
Et puis, il y a quelques temps, j'ai eu envie de le relire. Il fallait que je trouve un moment, pas n'importe lequel, LE moment.
Un livre comme celui-ci ça se déguste, ça se médite, et ça se lit en une fois, parce qu'on ne peut pas revenir à la réalité tant que la dernière page n'a pas été tournée.
Je l'ai donc relu. Même émotion, même ressenti, 15 ans après.

Cargo Vie, c'est un journal de bord tenu par l'auteur le temps d'un voyage à bord d'un cargo. Départ du Havre le 28 mai 1992 direction les Antilles, et retour le 22 juin de la même année. Vingt-six jours pour faire la paix avec soi-même, avec la vie, pour comprendre, réfléchir, et se préparer à la mort.
Lorsqu'il embarque à bord du cargo, Pascal de Duve est déjà très malade, atteint d'une encéphalopathie avancée, une atrophie progressive et irréversible du cerveau. Vertiges, pertes de connaissance, fièvres de cheval, troubles de la mémoire et de l'équilibre sont les maux avec lesquels il doit composer au quotidien.
De cette souffrance physique, il en parle, mais comme le ferait un observateur externe et détaché, sans jamais sombrer dans le pathos.
L'auteur évoque aussi la souffrance psychique. Peur de la mort, mais aussi deuil de son histoire d'amour avec E. E., qui a préféré le quitter quand il est tombé malade, l'abandonnant seul face à son destin. E., qu'il a aimé comme un fou et dont le silence et l'absence de soutien l'ont fait cruellement souffrir.
Mais ce sont surtout des réflexions qui composent ce journal. Réflexions sur la vie, la mort, le temps, les religions...
Cargo Vie, c'est tout cela, servi par une écriture poétique, magnifique ; une écriture qui respire au rythme des blancs séparant les pensées qui se succèdent.
Cargo Vie, c'est le journal d'un homme qui va mourir, mais ce n'est pas une lecture douloureuse. C'est émouvant, ça touche au plus profond du coeur, mais ça ne met pas à mal le lecteur. Un des livres qui m'aura le plus bouleversée jusqu'à présent.

Un dernier mot au sujet de Pascal de Duve. Moins d'un an après avoir effectué ce voyage, la mort l'a emporté.
Il était de nationalité belge, venu s'installer à Paris à la fin des années80 où il enseignait la philosophie. C'était un homme brillant, érudit, polyglotte. Une vie courte, trop courte, et si dense.
Il a écrit deux autres ouvrages : Izo, une fiction à caractère philosophique, et L'orage de vivre, publié après sa mort et qui rassemble différents récits autobiographiques.
Pour en savoir davantage sur cet auteur, qui, malheureusement, reste mal connu, vous trouverez ici un article qui lui est consacré surWikipédia.

Et parce que dans ce livre il ne s'agit pas de fiction mais d'une maladie bien réelle, et qu'un rappel ne fait jamais de mal... Ces quelques mots de l'auteur, toujours d'actualité :

Explorez délicatement le préservatif pour trouver le réservoir, et donc le bon sens. Qu'il se déchire une seule fois peut-être, pour toujours, déchirant.

Jean-Claude Lattès - 192 pages